-XIII-

A dîner Gisèle n'avait pas parlé. Depuis le départ de Madame Seymour, elle se montrait froide, distante. Toute la soirée, elle était restée dans sa chambre. Gérard et Marie eussent pu parler tout à leur aise, si Gérard ne s'était pas montré distrait et tendu. Non sans quelque dépit Marie attribua cette attitude à l'ennui que Madame Seymour fût si peu restée. Malgré ces précieux instants qu'ils eussent pu consacrer à la tendresse, le voile qui s'interposait entre eux continuait à s'épaissir. Une fois de plus, ils se cherchaient en tâtonnant, comme dans une nuit de l'âme.

C'est une Marie sans défense, désemparée, triste même, que Gisèle attaqua le lendemain matin.

« Vous avez entendu les observations que votre belle-mère m'a faites hier soir. C'est inadmissible. Je n'ai pas soigné trois cents enfants pour m'entendre traiter de la sorte. Je n'ai besoin ni de conseils, ni d'observations. Je crois connaître mon métier, pourtant. Si une scène pareille devait se répéter, j'aimerais mieux partir tout de suite, oui, tout de suite. J'y suis toute prête vous savez. Si vous n'avez pas confiance, vous n'avez qu'un mot à dire ».

Marie fut étonnée d'une sortie si disproportionnée avec l'incident qui l'avait provoqué.

« Mais, Mademoiselle, nous avons toute confiance en vous. Il ne faudrait pas prendre au tragique l'observation de ma belle-mère. Elle a l'observation facile, mais c'est une femme très bonne ».

« Très bonne, j'en doute ».

« Je vous l'assure. En tous les cas, je puis vous promettre que Gérard et moi avons toute confiance en vous. Votre départ nous causerait beaucoup de peine. Je ne parle pas seulement de la gêne qu'il m'imposerait en un pareil moment. Mais vous savez que nous vous aimons bien et que mes sœurs et moi vous considérons comme de la famille ».

Gisèle se radoucit un peu : « Je le sais, mais si votre belle-mère doit revenir, j'aime mieux partir tout de suite. Elle voudra tout régenter chez vous. Je ne sais  comment vous supportez cela. D'ailleurs, ne croyez pas que j'en veuille spécialement à Madame Seymour : les belles-mères sont toutes les mêmes. Elles veulent régner chez leurs fils. Que je sois recommandée par Mesdames vos sœurs, cela suffit pour que votre belle-mère soit braquée contre moi. Je connais cela ».

« Je vous assure que ma belle-mère n'a pas le caractère que vous croyez ».

« Oh ! vous êtes jeune. Vous la voyez à travers les yeux de votre mari. Sans compter qu'il a l'air de lui obéir au doigt et à l’œil. À votre place, cela me serait bien désagréable de lui voir subir cette influence ».

Une fois de plus, avec sa divination coutumière, Gisèle frappait juste, et tellement que Marie ne lui répondit pas.

« C'est toujours cela. Ah ! j'aime mieux ne pas être mariée, croyez-moi. Supporter une belle-mère, voir ordonner tout chez moi contre mon gré, je n'aurais jamais pu l'endurer. Mais ce n'est pas pour supporter la belle-mère des autres, que je ne me suis pas mariée, ajouta-t-elle avec une fureur qu'en d'autres temps Marie eût trouvé comique. Ah ! non. Si votre belle-mère doit revenir et me faire des observations à tort et à travers, j'aime mieux partir. On me confie l'enfant entièrement, ou pas du tout. Si je reste, c'est par affection pour vous, par déférence pour Mesdames vos sœurs, mais épargnez-moi votre belle-mère, au moins ».

*

**

Marie se demandait comment faire part à Gérard de cette scène. Elle savait combien le contrarierait que sa mère ne revint pas très prochainement. Dans son cœur, pourtant, elle souhaitait que ne revint pas Madame Seymour. Elle ne s'expliquait pas trop pourquoi. Au vrai, pendant ces vingt-quatre heures que sa belle-mère avait passées à La Roche, Marie s'était sentie encore plus séparée de Gérard. La jeune femme redoutait aussi les questions insidieuses et les indications voilées de Madame Seymour. Celle-ci aviverait à nouveau son inquiétude sans y apporter de remède. Toutes ces raisons, qu'elle ne se formulait pas entièrement, firent Marie raconter à Gérard la scène de Gisèle Perceron, dès qu'il vint la voir.

« Tu sais, mon chéri, Mademoiselle Perceron est très mécontente. J'en suis même ennuyée. Ta mère lui a fait des observations, justifiées ou non, à propos de Joël. Mademoiselle Perceron les a très mal prises. Elle vient de me faire une scène terrible, menaçant de partir immédiatement si elle devait subir de nouvelles observations. J'ai eu bien du mal à la calmer, et j'ai dû lui promettre que nous avions en elle une confiance aveugle, ce qui est vrai. Je l'ai assurée qu'elle ne recevrait pas d'autres observations de ta mère ».

« Tu as tort de te préoccuper ainsi pour cette scène. Maman n'a pas dû lui dire grand chose. Ce n'est pas dans ses habitudes de faire beaucoup d'observations, et j'ai peine à croire qu'elle ait pu dire à Mademoiselle Perceron quelque chose qui ne fût justifié ».

« Mon chéri, je t'assure, Mademoiselle Perceron semblait dans une violente colère. Elle voulait partir sur le champ. J'ai dû insister vivement pour la retenir ».

« Comédie, tout cela. Tu as eu tort de t'y prêter. Tu vois Mademoiselle Perceron partir sur le champ. Outre qu'elle est consciencieuse et ne commettrait pas une faute professionnelle si grave, elle n'exposerait pas ainsi sa réputation. Tu vois l'effet dans le pays. Mademoiselle Perceron partie brusquement de chez les Seymour, les laissant dans le pire embarras. Mademoiselle Perceron partant sur une simple observation ! On connaît maman. On la sait incapable d'un mot blessant. Pour cette garde, ce serait un coup à perdre sa clientèle. Elle est bien trop intelligente pour commettre une telle sottise ».

« Je t'assure, Gérard. Je souffre trop d'une scène comme celle-là. Et puis, je crois Gisèle Perceron capable d'un coup de tête. Qu'elle en ait des regrets par la suite, nous n'en serons pas plus avancés. Vois-tu, je vais sans doute te faire de la peine, j'aimerais mieux que ta mère ne revienne pas avant le départ de la garde. Ce n'est que l'affaire de quelques jours ».

« C'est trop fort ! Maman ne reviendrait pas ici à cause de cette garde. Parce qu'il plaît à Mademoiselle Perceron d'être insupportable... ».

« Ne crie pas si fort, elle peut t'entendre ».

« Elle peut m'entendre, et foutre le camp si elle veut. (Gérard força encore la voix). Tu peux être sure que je n'écrirai pas à maman. Ah ! non, c'est inadmissible. Je ne comprends pas que tu te prêtes à cette comédie. Si tu ne tiens pas plus à ma mère, tu ne dois pas beaucoup tenir à moi ».

Et il claqua la porte, si violemment, qu'un livre placé sur le rebord d'une table tomba. Marie était seule. Elle avait peur. Jamais elle n'avait vu Gérard dans cet état de colère. Qu'il fût si peu soucieux de conserver Mademoiselle Perceron, Marie en eût sans doute éprouvé un soulagement ; mais elle n'y pensait guère à l'instant : trop grande était son inquiétude d'avoir vu Gérard ainsi furieux. Elle craignait que cette scène ne l'éloignât davantage et, de fait, il ne reparut pas de la soirée. Quand elle le revit, le lendemain matin, il avait les yeux tirés, le front anxieux. Il s'acquitta de son bonjour matinal comme d'une formalité, ne s'attardant qu'auprès de son fils. En vain Marie essayât-elle de le retenir : il ne reparut pas de la journée.

Où était-il, se demandait Marie. On ne l'avait pas entendu dans la maison. Sorti ? Peut-être, mais il n'avait pas emmené son chien qui toujours l'accompagnait dans ses promenades ; on entendait celui-ci aboyer tristement. Marie en était réduite à la compagnie de Gisèle, et pénible lui était cette compagnie : elle se prenait à détester la garde. Il lui semblait qu'elle fût à l'origine de toutes leurs difficultés.

Tard le soir, elle entendit enfin le pas de Gérard. Qu'avait-il fait tout le jour ?

Tout le jour, et Marie ne le sut que bien après, il était resté enfermé dans la sellerie : une pièce tapissée de bois vernis, avec tout autour, brillants de cuivres, des harnais. Gérard aimait l'odeur de cette pièce. Elle sentait le cheval, le cuir de Russie, l'encens. Petit garçon, il s'y réfugiait dans ses chagrins ; ce lieu mystérieux les apaisait. Hélas ! la sellerie n'avait plus de ces sortilèges. Loin de l'apaiser, elle restituait à Gérard toutes ses peines d'antan. Sa tristesse présente s'en accroissait, se chargeait de ce qu'il avait souffert jadis, s'en gorgeait.

« Ces ménages qui ne sont même pas mauvais », se répétait-il sans cesse.  «  Ces ménages qui ne sont même pas mauvais. Suivrons-nous chacun une voie divergente, liés l'un à l'autre, mais à la façon des forçats, chacun de nous muré dans le silence, la solitude ».